Critiques

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Christian Noorbergen

Monch ou la traversée des ténèbres
Tout part d’une muraille d’opacité. D’un miroir aveugle. D’un creuset de solitude, implacable et souverain. Et Monch crève les veines de sa nuit. Le dehors n’est pas son fort. Des labyrinthes verticaux, écrasants, enchevêtrés et chaotiques, font vivre un espace qu’on dirait fouillé et faillé, hanté à  cru de brûlures vitales, de soubresauts souterrains, et de traits ouverts comme des blessures, et taillés au scalpel. L’opacité prend l’espace, et l’espace est possédé. Dès lors, les premières lueurs de l’univers sombre tressaillent, traversées d’instants fatals. Eprouvant face-à-face.
Dans l’étau étranglé de chaque œuvre, âpre et serrée, obscurément tamisée, vibrent ici et là les cordes désarticulées des drames vécus de notre monde. Monch installe et impose les élans saccagés des racines de la vie, comme s’il arrachait la peau des êtres. Ce que les ornières de la culture cachent obstinément, ce que les ordres du jour n’en peuvent plus d’affronter, la part d’ombre le révèle : les trouées de l’être, les regards sacrifiés de nos doubles, et leurs beautés mortelles. Flotte une odeur de gouffre, de souffre et d’étrange énergie sacrificielle. L’impensable stagne et couve sous les apparences cruelles d’un monde décapé. Il attend de pied ferme, fatal, terrifiant, à découvert, et toujours déjà maculé d’espoir et de désespoir.
Passeur de ténèbres, Monch crée au-delà de la vie. Magicien-envoûteur, il porte des coups au cœur des mortes surfaces. Il déchire les fatigues de l’ombre. Dessin, sculpture, photographie, peinture, tout est broyé pour naître à l’œuvre finale. Aux abords de l’abîme, il ose lâcher prise, et ça parle. Son art est insidieux comme un poison. Sorties de l’antre, ses formes acérées font disparaître nos repères sécuritaires. On navigue en territoire d’inquiétude. L’art n’est pas fait pour les regards assis…
Monch éprouve la puissance démoniaque des interdits vitaux qui prennent nos vies et nos vides. L’ordre du sacré vacille, et la terreur vitale saisit l’âme à la gorge. Il n’y a plus que la figure humaine qui résiste, en proie à toutes les métamorphoses vitales. Infinies sont les passerelles au pays des faces, des visages, et des gueules. Art d’exorcisme et de combat. Art de l’impossible tendresse. L’œuvre aérée d’inconscient incarne le fantasme aigu de l’existence saisie à la gorge, et mise à nu.
 

Fanny Laheurte

Monch, en pleine tronche ! "Vent de folie"... et vlan ! Qui ne s'est jamais réveillé, en transe, le cœur battant après ce genre de rêve oppressant ?  Le visage, son propre visage comme support aux plus terribles angoisses et interrogations. Monch les exorcise en s'en jouant de manière ludique et pourtant implacable.  Le photomontage et la retouche numérique lui offrent le luxe de changer de visage à l'envi et de lui faire subir allègrement les pires ou les plus beaux des outrages.  Érosion, décomposition, recomposition ! Ça dégouline par les trous des pixels, ça pique, ça pulse, ça expulse, ça troue, ça insuffle, ça vide, ça ravage, ça hurle... la liste est longue, à l'image des bouleversements et des cauchemars d'une vie. De ceux qui nous assaillent, nous isolent et finissent par nous coller à la peau, tel un masque, froid comme l'acier, lourd comme le temps. Sentiments humains, nature, matière, voilà la véritable source d'inspiration et la plus probable et éloquente des fusions. Au-delà de la simple maîtrise de l'outil informatique, il y a une réelle profondeur, une sacrée dose d'humour, d'émotion et de poésie dans ces transfigurations là. Cinq cent milliards de petits martiens et Monch et Monch et Monch...
 

Denys-Louis Colaux (1)

Monch - Donner des formes au destin
Frères humains qui après nous vivez
N'ayez les cœurs contre nous endurcis,
Car, se pitié de nous pauvres avez,
Dieu en aura plus tost de vous merciz
François VILLON
Comme un alchimiste dosant ses ingrédients, un chaman ressassant ses hallucinations ou un peintre inventant ses recettes, l'artiste psychopompe Monch affûte ses procédés. Comme jadis, comme plus tard, il ne s'agit jamais que de prendre un élan vers la création. Vers le désir de révéler sa vision de la traversée de l'existence, de cultiver ce jardin virtuel où éclosent, flétrissent et entrent en hantise, dans des imagiers sombres et superbes, les fleurs du destin.
Monch a formidablement élargi son spectre d'action. Je connaissais de lui l'impressionnant travail autour de sa propre image. L'artiste a depuis tenté de nouvelles et exaltantes aventures, de captivantes métamorphoses. Et je suis entré dans ses nouveaux univers comme le dépaysement en personne entre dans l'espace d'une carte vierge.  Et voilà Monch qui dévoile ses avatars, tous plus époustouflants, tous plus crédibles, tous plus féconds les uns que les autres : fantastiqueur, esthète sauvage, fossoyeur, chasseur d'ectoplasmes, détecteur de présences invisibles, dompteur d'âmes ou d'hommes-éléphants, médium, poète gothique, expressionniste, dislocateur, - il faut des néologismes car Monch invente ses emplois au fur et à mesure du délire somptueux, baroque, hallucinant de ses créations. Monch, c'est Mister Jekyll et Docteur Hyde (oui, c'est un joueur). Il est à la fois le Docteur Frankenstein, sa créature, les dépouilles dont il est le fruit reconstitué, le puzzle presque humain, et il est encore Marie Shelley, leur auteure. Ayant joué autour de sa propre image mille identités, Monch complexifie le défi en devenant mille créateurs débridés. Il est un peu Rouault avec ses christs douloureux. Un peu Otto Dix et ses soldats morts, ses crânes terribles. il est un peu Grosz et Alechinsky. C'est un sorcier. un alchimiste, un mystique, un puissant coloriste, un cueilleur de rouille et un gibier de bûcher. Un montreur d'ours difformes, de monstres de foire, de beautés crépusculaires. Il recueille les fantômes presque épuisés, les êtres entrés dans le temps de leur estompement et il les perpétue. Quand la technique et la science cherchent à prouver que toutes ces choses (spectres, apparitions, esprits, revenants, farfadets, etc.) n'existent pas, Monch se sert de la technique et de la transmutation numérique pour les faire apparaître. S'il subsiste un très sporadique fond caricatural dans les nouvelles veines de l'artiste, c'est cette fois le monde de la hantise et de la vanité qu'il sonde, qu'il creuse, qu'il fouille. Le monde de l'horreur aussi, celui de l'épouvante. Il ausculte les fossiles, dépoussière les fantasmes, observe et rend les désastres de la décomposition. Il est dans le même et prodigieux temps un souffleur de pigments dans Lascaux, un pionnier du pictorialisme, un exubérant expressionniste, un anatomiste lovecraftien, un transfigurateur, un fresquiste et un virtuose de la manipulation numérique. C'est un chrononaute. La technique le rend libre, léger, profond, elle le place en situation de créer, d'inventer. De courir dans le temps, dans l'histoire de l'art, dans le territoire des légendes, des croyances et des craintes. Monch nous emmène à la dérive à bord de son vaisseau fantôme et ivre. Avec cette technique de pointe, Monch réinvente la poussière, le dessèchement, les résidus. Il ranime les peurs ataviques, les questionnements éternels, il les complique de tourments existentiels. Il nous veut autre chose que du bien. Au bout de la décantation technique, l'image créée parvient parfois à l'arête vivante des choses. A cette idée troublante que, derrière l'extinction, l'os n'est pas mort, l'âme pas éteinte.

Et puis, avec une suite d'estompements, d'évanescences, de vapeurs, c'est, sur un mode de dentelle poétique, la ténuité de l'être, son cristal fragile, sa solubilité dans l'air, le nuage blanc en filigrane dans l'être qui sont révélés. L'être, comme une brume menacée de dissipation, l'être avec le souffle de temps qui lui est imparti, son rapide sablier de neige. La manière ici est plus onctueuse, plus délicate, plus épurée, presque nue. Dépouillée. Et cette impression que tout être n'est qu'une légère nappe de flocons en cours de fonte ou un iceberg en cours de débâcle. Et cette évanescence semble parfois reproduire, dans une fulgurante métaphore, les plis du linceul, les empreintes du suaire ou les veines bleutées du marbre funéraire. Sur cette pâleur proche de la transparence, toute tache hurle.
Il y a enfin, dans une veine noire, grave, marquante, en utilisant ses propres matières photographiques, le travail que Monch réalise à la palette graphique. Esthétique, puissant, proche du rendu particulier de la gravure mais distinct de lui, cette partie de l'oeuvre, à l'opposé des Vapeurs, s'inscrit, par le recours à des contrastes forts, comme une accentuation de l'être. Après le recours à la neige, à l'éphémère des choses, voici l'être charbonné, intensifié. Mais cette vigueur du trait et des contrastes n'apparaît pas comme une affirmation ou comme une délivrance. Au contraire, on y voit l'être affronté, dirait-on, à l'opacité, aux ténèbres, aux noirceurs. Les femmes visibles ici, belles sans doute, aspergées d'un embrun noir de suavité, sont des ténébreuses, des êtres en prise avec leur propre nuit. Après la légèreté vulnérable et poignante des Vapeurs, les Dessins font voir des visages, des physionomies envahies, balafrées, rehaussées par le travail énergique d'une sorte de sismographe qui transcrit leur monde intérieur.
Dans son cheminement, Monch s'est avancé vers le tragique, il regarde en face-à-face la mort, la disparition, le défi que c'est de vivre et de disparaître. Il donne visage et formes à la fêlure, à l'angoisse. La galerie d'art est désormais proche du tourment, de la chair corrompue, de l'évaporation et du cimetière. Mais cette avancée, cette exploration des avaries et des limites de l'être, s'opère avec le secours de l'art et pour cette raison ne s'enlise pas dans la morbidité, triomphe d'elle par la vertu d'une création ardente, inventive, audacieuse. L'art est ici le moyen vital de la découverte et de l'exploration. L'art est le moyen de cette enquête terrible, superbe, affolante, physique et métaphysique que l'artiste mène sur la destinée humaine, c'est lui, l'art, qui engendre ces lumières noires, ces laits de brume, ces icônes, ces évanescences, ces tavelures, ces taches, ces manières noires, ces floraisons picturales. Il y a mille agréments puissants, mille saveurs fortes à goûter dans cette descente aux enfers, cette immersion dans les abîmes de l'âme, cette visite dans les châteaux noirs du fantastique, cette natation dans les eaux de la poésie noire. L'art tragique de Monch a notamment pour singulier effet de faire puissamment retentir la vie.
 

Denys-Louis Colaux (2)

Insaisissable
La première fois que j’ai vu des travaux de Monch, j’ai pensé à Henri Michaux et à son poème « Le Grand Combat ». Avec Monch qui serait l’un et l’autre. Monch qui s’en prendrait à lui-même, se dépiauterait, se viderait comme un gibier.

LE GRAND COMBAT

Il l'emparouille te l'endosque contre terre ;
Il le rague et le roupète jusqu'à son drâle ;
Il le pratèle et le libuque et lui baruffle les ouillais ;
Il le tocarde et le marmine,
Le manage rape à ri et ripe à ra.
Enfin il l'écorcobalisse.

L'autre hésite, s'espudrine, se défaisse, se torse et se ruine.
C'en sera bientôt fini de lui ;
Il se reprise et s'emmargine... mais en vain
Le cerceau tombe qui a tant roulé.

Abrah ! Abrah ! Abrah !
Le pied a failli !
Le bras a cassé !
Le sang a coulé !
Fouille, fouille, fouille
Dans la marmite de son ventre est un grand secret
Mégères alentour qui pleurez dans vos mouchoirs ;
On s'étonne, on s'étonne, on s'étonne
Et vous regarde,
On cherche aussi, nous autres, le Grand Secret.

Monch qui chercherait, lui aussi, le Grand Secret. En lui-même.
Mais Monch fait aussi songer à La Métamorphose de Kafka ou à un Dorian Gray de Wilde totalement sens dessus dessous. Mais il est très proche, par instants, du cartoon, il s’installe délibérément dans la caricature ou dans le gag visuel (je songe à ce Monch dont la chair s’envole au souffle d’un sèche-cheveux). Monch, c’est aussi Alphonse Allais. « La rire est à l’homme ce que la pression est à la bière ». « Une fois qu’on a passé les bornes, il n’y a plus de limites ». Dans sa veine autoportraitiste, il me semble que Monch a compris quelque chose d’essentiel : pour se ressembler totalement, il faut n’être jamais pareil. L’être est ambigu, variable, différent de lui-même, fluctuant, volatil, sentimental, insensible, cruel, délicat, pesant, parfaitement semblable à lui-même, il se dilate, il se contracte, il s’évapore, il peine dans l’épreuve, il franchit des limites, prend feu, se dissout, enfle, il se torture, il se décompose, il hurle, il s’enlaidit, il se déforme, il est drôle, risible, tragique. C’est le destin de l’être. Cette suite d’autoportraits, c’est sans doute une représentation exacte de l’être, celle de l’artiste mais aussi la nôtre. La bouffonnerie effleure la tragédie, la farce décoiffe le sérieux, l’effroyable n’est pas éloigné du comique. C’est sur ce damier où les extrêmes s’imbriquent
que Monch joue, la où même le nez rouge ne suffit pas à distinguer le clown du tragédien. Être tout, n’être presque rien, d’une seconde à l’autre. Le lot de l’espèce mais joué remarquablement devant l’objectif et la palette graphique. Shakespeare et Tex Avery. Goya et Will Coyote. Oui, Albert Camus, « L’absurde, c’est la raison lucide qui constate ses limites », et Groucho Marx , « Les gens ne mangeraient pas de caviar s’il était bon marché ». Artiste polymorphe, insaisissable, hétérogène, artiste qui refuse catégoriquement la représentation monolithique. Voilà aussi notre saint Antoine, à l'instar du Genet de Jean-Paul Sartre, comédien et martyr.

Monch est un curieux orchestre à lui tout seul : il y tient le violoncelle, les grandes orgues, le mirliton, les cuivres, le crincrin et le klaxon. Et il dirige tout ça. L’étourdissante, l’insoutenable et désopilante symphonie de l’homme dans tous ses états.

Le souci de sa propre image, voilà l’incorrigible immaturité de l’homme, écrit Milan Kundera. En carnavalisant sa propre représentation, en échappant au désir du kitsch et de l’embellissement, en jouant tout à la fois au peintre et à l’iconoclaste de sa propre icône, en faisant de soi sa propre marionnette, son monarque et son bouffon, Monch, tout en jouant (remarquablement bien) dans le manège de l’image, parvient, par les formidables leviers de la lucidité et de l’ironie, à planer au-dessus d’elle.